La génération 1990
[Nouazecistii=Les quatre-vingt-dix-istes]

Sans doute, le courage, la curiosité (l’esprit curieux), l’intérêt pour des choses et des mondes dont on ne soupçonne même pas l’existence lorsque l’on emprunte les chemins habituels de la connaissance et de la perception, une certaine spontanéité, l’affirmation sans détour et parfois agressive des opinions et l’ancrage de la représentation dans l’actualité immédiate, sont-ils des traits qui caractérisent la génération 90. L’éclat recherché et la franche provocation affichée sur fond de processus, parfois ostentatoire, de libération, de même que la manière désinvolte d’aborder certains sujets, situations et réalités ne sont guère gratuits. Ils constituent des atouts dès lors que, maniés avec adresse, ils font éclater les frontières entre les disciplines et intègrent (absorbent) des moyens de visualisation propres à d’autres domaines tels que la publicité, le film, la danse, la musique, l’architecture.

En s’appropriant les technologies des nouveaux médias dans le traitement de l’image, les membres de la génération 90 ouvrent de nouvelles directions d’expression et, implicitement, de nouveaux champs d’expérimentation (art numérique, arte povera, art périphérique), de nouvelles formes d’aménagement de l’environnement urbain, de l’espace intérieur, des événements de rues, de nouvelles modalités pour intégrer des éléments cinématographiques, musicaux ou chorégraphiques dans le registre visuel d’expression. Cela peut se traduire par l’apparition de circuits différents de ceux auxquels nous sommes habitués ou encore par l’introduction d’éléments vivants à la présence desquels nous sommes conviés à nous familiariser, afin de mieux négocier nos rapports aux autres, pour tenter d’arriver, au final, à nous mettre d’accord, à trouver un point d’équilibre, éventuellement à communiquer, comme le suggère le film Deeparture présenté par Mircea Cantor en 2005 à la galerie Yvon Lambert, à New York.

L’espace qui nous est extérieur, celui du réseau de rues et de la structure urbaine dans laquelle les véhicules et les habitats privés, collectifs et historiques confèrent une identité à la ville n’est pas seulement un espace que l’on fréquente par la force des choses ou par nécessité. Il peut devenir un lieu d’expérimentations complexes et refléter ainsi l’état actuel de l’art contemporain. Le recours à des espaces d’exposition non conventionnels, je pense par exemple aux projets contemporains implantés dans des lieux marqués par l’histoire, permet un changement de leur fonctionnalité qui conduit parfois à leur revitalisation comme espace communautaire. Une nouvelle zone d’attraction peut en résulter, où des événements inattendus se produisent, où l’on communique autrement. Les bâtiments des anciens Bains turcs de Iasi devenus le siège de la Biennale d’art contemporain Periferic 7 sont un exemple éloquent dans ce sens. L’initiateur de ce programme, Matei Bejenaru, se présente publiquement comme l’habitant d’« une ville périphérique –Iasi, d’un pays périphérique –la Roumanie, situé dans une région périphérique –l’Europe du Sud-Est ». Le projet a démarré en 1997, sous la forme d’un festival de performances. Transformée en biennale par l’Association Vector en 2001, cette manifestation en est aujourd’hui à la 7e édition.

Politiques identitaires, globalisation, unification européenne, sont des termes qui ont suscité l’intérêt de nombre d’Européens ces dix dernières années et qui nous ont contraints à (sans doute poussés à pratiquer) un exercice continuel d’estimation (évaluation), de définition, d’interprétation de nos positions vis-à-vis du cliché Ouest/Est dont nous avons hérité.

La fin proclamée des frontières après 1989 accompagnée du rétablissement de fait d’un système de références fondées sur le clivage entre le centre et la périphérie ont conduit la plupart des pays de l’Est à se sentir exclus d’Europe et ont fait apparaître des frontières politiques et culturelles jusque-là invisibles, et cela en dépit des énergies mobilisées pour intégrer cette Europe. Dans le contexte de la globalisation du monde moderne, les cultures de ces pays ne sont pas suffisamment centrales ni aussi importantes que celles des grandes nations mais, dans le même temps, elles ne sont pas non plus suffisamment éloignées, différentes ou « sous-développées » pour constituer un monde à part, opposé au reste de l’Europe. Aussi apparaissent-elles comme étant configurées dans l’espace générique du doute, de l’incertitude, vouées à (naviguer) voguer entre deux mondes, à camper dans une région où elles n’ont pas vraiment leur place, parce qu’elles s’écartent du nouveau modèle européen. « Sommes-nous des Européens ? Certes, mais peut-etre pas assez ou pas tout à fait ? » Cette interrogation lancinante alimente inévitablement la crainte de perdre son identité, d’être amenés à en endosser une autre.

La présentation à la Biennale de Venise 2005 par la Roumanie du projet intitulé « La grippe européenne », manifestation qui allait susciter quantité de controverses dans les rangs du public et surtout dans les médias et les milieux politiques et artistiques roumains, n’est donc pas due au hasard. Daniel Knorr, le plasticien chargé de la conception du projet, proposait au public un pavillon vide et délabré. Il s’agissait d’une non-oeuvre, d’une sorte de métaphore manifeste signifiant l’impuissance de l’art et la place dérisoire dévolue aux Etats nations au sein du nouvel ordre mondial et de la nouvelle Europe. Dans l’immense espace vide, on pouvait juste apercevoir une simple étiquette, format A4, indiquant le titre du projet : La grippe européenne. La porte ouverte correspondant à l’issue de secours en cas d’incendie était la seule perspective qui s’offrait au visiteur surpris, étourdi (désorienté), sinon amusé ou, au pire, irrité. Elle donnait sur une rue animée située derrière l’immeuble empruntée par des passants pressés, absorbés par leurs tâches quotidiennes. Etait-ce tout ce que l’on voulait donner à voir ? (Serait-ce tout ce qu’il y a à voir ?) En réalité, ce type de représentation qui a tant choqué les Roumains inquiets de se retrouver dans une telle posture lors d’une manifestation artistique internationale n’était pas si singulier que cela puisque le pavillon des pays nordiques par exemple consistait dans l’émission de la musique du vent et de chants d’oiseaux…

Imprimé sur papier bible, et sans aucune mention de titre ou éditeur sur la couverture, en carton bon marché, le catalogue de la biennale, témoin de l’événement, proposait des articles, des analyses, des photomontages réalisés par des artistes et des critiques d’art visiblement préoccupés par un même thème, la nouvelle Europe, thème traité sur un ton plus ou moins agressif. Dans sa contribution, intitulée Fuck you Eu.ro.pa, « pa » en roumain correspondant à l’anglais « bye », Nicoleta Esinencu, de la République de Moldavie, réalisait une petite performance critique. Dans son monologue, elle ne ménageait pas plus l’Est que l’Ouest ce qui n’était pas pour rendre plus sereine la relation, déjà si problématique, entre les deux. Enfin elle soulevait une question rarement formulée sinon sur un ton pleurnichard que l’on peut résumer ainsi  : « Où est-tu Europe, toi dont on a tant rêvé alors que nous n’étions pas libres de te connaître ? » Sans doute, pas plus que l’auteure moldave, les membres de la génération 1990 ne sauraient apporter une réponse claire autre que négative à cette question. Le mérite de cette génération - qui est née, a grandi et s’est formée à l’époque nationale-communiste pour entrer dans la vie active dans les années qui ont suivis la chute de Ceausescu, dans un contexte radicalement différent de celui que les générations précédentes avaient connu, marqué non plus par le parti unique mais par le marché - est peut-être avant tout d’avoir soulevé sans ménagement cette question et de ne pas s’être contentée d’explications simplistes ni égarrée dans des considérations vaseuses. Une saine intuition semble cependant fonder sa démarche souvent provocatrice, parfois déroutante : pour l’essentiel, l’Europe reste à inventer, et pour cela il faut s’émanciper des clichés, si nombreux et si lourds qui l’entourent…

Cristina Passima
(dans la présentation à venir il sera précisé qu’elle appartient à la génération 1980 !)