Entretiens avec Cristina Passima, Paris 2014
Monographie Séquences Cristina Passima 2005-20015, Les Editions Non Lieu

Éditions Non Lieu : En 2001, la critique d’art Aurelia Mocanu publiait dans le n°3 d’Arta-serie noua un entretien avec toi à propos du projet envi- ronnemental « Repères » qui allait aboutir à l’exposition Choses en 2005 au palais Mogoşoaia, deux des séquences que tu as retenues pour cet ouvrage. En voici un extrait :
Aurelia Mocanu : Ta proposition pour Bucarest est très ambitieuse d’un point de vue technologique. C’est une nouveauté en matière d’art chez nous et la promesse d’une véritable performance pour un tel projet conçu en général par un groupe, un collectif. Comment t’es-tu risquée à un tel projet qui impliquait une expérience d’architecte et d’urbanisme en imaginant des tracés à travers une ville comme Bucarest, un tissu urbain guère commode et en ayant à l’esprit que la commu- nauté urbaine bucarestoise est plutôt réticente en matière d’accueil de l’art contemporain.
Cristina Passima : L’intégration de la lumière constitue une de mes principales préoccupations ces derniers temps. J’ai donc tenté de concevoir un couloir lumineux qui commence à l’entrée nord de Bucarest pour aboutir au centre-ville, un couloir qui prolonge en quelque sorte l’artère qui relie l’aéroport international à la capitale. Pourquoi la lumière ? Tout simplement parce qu’il s’agissait de la porte donnant sur le vaste monde qui, dans les années 1995-1996, était plongée dans l’obscurité la plus totale. Et, après avoir traversé péniblement ce gouffre, on se retrouvait subitement plongé dans l’univers désordonné et agressif des réclames
éclairées à l’excès. J’ai réalisé ceci au retour de plusieurs voyages. Aussi, l’idée m’était-elle venue de poser ma candidature afin de donner, à l’aide des moyens utilisés par les réclames elles-mêmes, une autre image visuelle de cette artère. J’entendais battre les réclames sur leur propre terrain. L’entrée nord de la ville est pour moi un axe énergétique vital, détourné de sa vocation par l’absence de tout marquage lumineux.

AM : Le financement du projet ne semble pas chose facile…
CP : Franchement, cela est devenu un cauchemar. Certaines instances manifestent un réel intérêt, puis au final se rétractent. Le projet est couteux. Plusieurs personnes signent un accord favorable, puis une autre annule tout.
Éditions Non Lieu : Les repères lumineux proposés n’ont pas obtenu le financement public nécessaire tandis que celui du privé a été insuffisant. En revanche, ces repères ont donné lieu, sous une forme inédite, à une imposante exposition au palais Mogoşoaia. Il s’agit de la suite des cinq Choses, des maquettes, à grande échelle, qui sont devenues des œuvres que l’on retrouve au Musée national d’art contemporain, l’une d’entre elles, l’«Arbre», ayant été présentée dans le cadre de l’exposition consacrée en 2007 à la « Sculpture roumaine contemporaine » au Musée Ianchelevici à Louvières, en Belgique.
La plupart des exposants à Louvières appartenaient à ta génération, celle des années 1980, dite en roumain des optzecişti. Adrian Guţă la présente ainsi dans Generaţia 80 în arte vizuale : repere identitare :
« La génération 1980 est composée des représentants des promotions qui ont terminé leurs études en Roumanie entre 1975 et 1985. J’ai opté pour ces deux dates en pensant aux auteurs dont l’œuvre porte l’empreinte de cette génération. Ainsi Alexandru Antik, qui a fini ses études à l’Institut des arts plastiques Ioan Andreescu de Cluj en 1975, et Cristina Passima, qui a fini ses études à l’Institut Nicolae Grigorescu de Bucarest en 1985. » Quelle est ta position là-dessus aujourd’hui ?
Cristina Passima Trifon : La génération antérieure était, me semble-t-il, plus technique, préoccupée par un travail souvent de facture classique, bien rôdée dans les circuits officiels, les systèmes de commandes d’État par le biais de l’Union des artistes et du Fonds plastique. Lorsque nous sommes arrivés à la fac, de nouvelles sections et spécialisations venaient ou étaient en train d’être introduites (design, scénographie…), de sorte que l’ouverture vers d’autres domaines devenait possible. Pour ma part, je ne me suis jamais exprimé dans un seul domaine, j’ai été inscrite en arts graphiques mais j’ai fait de la peinture comme si c’étaient les arts graphiques, je travaillais au carrefour de plusieurs disciplines.
Nous étions davantage portés sur la création, l’innovation, ce qui constituait pour nous aussi une forme de défi, un acte de résistance dans le contexte de l’époque où il fallait être sur ses gardes et s’exprimer de manière détournée afin que l’exposition puisse avoir lieu, que le film puisse être visionné, etc. Par ailleurs, l’accès aux avantages offerts par l’appartenance
à l’Union notamment devenait de plus en plus problématique. Nombre d’entre nous avons gagné notre vie sur les chantiers du palais du peuple de Ceauşescu…
Dans le même temps, nous étions mieux équipés que nos aînés pour l’après-décembre 1989, ravis de pouvoir enfin nous exprimer, de créer dans ce nouveau contexte qui, désormais, nous mettait à l’unisson des courants novateurs en Occident. Nous sommes une génération de transition en quelque sorte qui, à sa façon, a assuré la continuité entre celle qui nous avait précédés et celle qui allait investir les ouvertures que nous avons inaugurées.
ENL : Dans un pays comme la Roumanie, et à l’Est en général, la ques- tion de l’âge, des générations, semble jouer souvent un rôle considérable par rapport à d’autres critères comme le genre ou le milieu social d’origine.
CPT : En effet, décembre 1989 est passé par là, les changements surve- nus ont été énormes, pour le meilleur et pour le pire. Beaucoup de choses changent, on se perçoit et on est perçu différemment selon que l’on a été socialisé, formé, que l’on est entré dans le monde du travail avant, à la veille, au lendemain ou quelques années après le bouleversement occasionné par la chute du régime communiste. Dans un récent article paru dans le n°3 d’Ethnologie française, Monica Heinz explique très bien ce phénomène dont je suis consciente puisque j’appartiens à la génération de l’entre-deux. À bien des égards, la situation actuelle n’a rien de mirifique, les difficultés auxquelles nous sommes confrontés comme artistes vis-à-vis des pouvoirs publics et du marché, mais aussi dans la vie de tous les jours – puisque le poids de l’Union des artistes, qui dans le temps assurait un certain équilibre, a diminué –, nous le rappellent sans cesse. Mais, je n’éprouve guère de nostalgie pour l’ancien régime, sentiment pourtant assez répandu dans certains secteurs de la société roumaine ayant subi les contrecoups du passage en force au libéralisme…

ENL : Rétrospectivement, qu’est-ce qui t’a le plus marqué dans les années qui ont suivi la chute de Ceauşescu ?
CPT : Cela peut paraître étrange, mais c’est bel et bien la « révélation » de mon identité, c’est-à-dire la réponse à une question que je me posais depuis longtemps à propos de la langue que je parlais avec mes grands-parents et arrière-grands-parents, l’aroumain, des histoires qu’ils me racontaient… Notre histoire était taboue à tel point que ma mère m’a cachée qu’elle et sa famille avaient été déportées dans le Bărăgan.
ENL : Cette révélation a-t-elle eu une incidence sur le plan artistique ? CPT : Non. Ou plutôt si mais indirectement, puisque j’ai été amenée à monter une exposition réunissant des œuvres de divers artistes d’origine arou- maine dans le cadre des Journées de la culture aroumaine organisées en août
2004 à Constanţa. Ce fut une expérience nouvelle pour moi à tout point de vue, y compris en raison des retrouvailles que l’événement a occasionnées.
ENL : Qu’est-ce qui a changé en t’installant en France ? Apparemment, la participation aux deux manifestations organisées à l’initiative de l’atelier Le Cent, dont sont issues les séquences «À l’abri d’un papillon» et «Au-dessus des nuages » a été bénéfique…
CPT : Certes, le fait de ne pas être connue ici et d’ignorer comment fonctionnent les choses en France a été un sérieux handicap au départ, compensé cependant par le plaisir éprouvé au contact de nouvelles réalités, d’un monde qui ne se laisse approcher qu’avec le temps… Effectivement, la confrontation avec le public à l’occasion des installations présentées sur la Coulée verte m’a procuré de vives satisfactions. Voir ces gens qui pas- saient par là, sans rapport avec les objets exposés, s’arrêter quand cela leur disait, les regarder, se poser des questions, jouer avec, c’était un vrai plaisir. J’avais toujours recherché ce contact dans un espace ouvert.
ENL : L’atmosphère devait être quelque peu différente à Xian, lors du vernissage de l’exposition « Dialogue with Emperor Qin : China-EU sculpture show », n’est-ce pas ?
CPT : En effet, pour ce qui est des officiels présents, cela m’a un peu rappelé l’époque Ceauşescu, mais il n’y avait pas que cela et le fait d’être
partie prenante d’une démarche collective d’une telle envergure, d’une rencontre avec la Chine en tentant de passer outre les stéréotypes qui circulent de nos jours est stimulant.
ENL : La séquence la plus récente qui figure dans le livre, « Qui a peur de Big Apple », se réfère à un événement lointain.
CPT : En effet, et sur le coup les événements du 11 septembre m’ont cho- qué : le mal peut venir à tout instant, partout. Le nuage de fumée gris ou noir, les deux barres verticales, c’est-à-dire les silhouettes des tours, et la pomme, symbole de la métropole, m’ont fait une forte impression et, depuis, sont devenus des thèmes récurrents chez moi. Le désir de réaliser quelque chose sur ces thèmes ne m’a plus quitté et j’ai mis du temps pour y arriver. Le message me semble cependant positif en dernière instance, le monde trouvera toujours les ressorts pour rebondir, surmonter la peur, quoi qu’il arrive.
ENL: Cette série est exposée en ce moment à Paris. En guise de conclusion de cet entretien, voici la présentation de l’exposition par Yvette Fulicea, directrice de l’ICR :
« L’Institut Culturel Roumain de Paris invite la plasticienne Cristina Passima à investir la Galerie à l’automne 2014. Thématique osée – le 11 septembre –, couleurs vibrantes, optimisme indestructible, voilà ce qu’est l’exposition “Qui a peur de Big Apple”.
Des couleurs saturées, en même temps recherchées, soignées, qui viennent du cœur. Le clin d’œil d’un ballon rouge sur ce qui peut être un paysage hivernal ou une marine ; la force de ses toiles ne peut pas nous laisser insen- sibles avec ces rappels parfois japonisants, parfois presque figuratifs.
Cristina Passima, artiste accomplie, arrive en force et en couleurs en temps que peintre contemporain – mais pas tout à fait. Et je dis “pas tout à fait”, puisque c’est quelqu’un qui pense aux autres et aux émotions qu’ils créent.
Nous vous invitons à découvrir une exposition plus vraie que nature, et une artiste dont le talent et la vision ne sauraient se démentir. Cristina Passima compte parmi les quelques artistes contemporains qui arrivent à susciter une réelle émotion chez ceux qui regardent ses œuvres. »